Vous êtes l’un des plus grands pianistes français de notre génération. Pourquoi avoir accepté de participer à deux concerts à la Saline royale d’Arc-et-Senans (Doubs), quand vous jouez en parallèle à Berlin et Amsterdam ? Est-ce uniquement lié à l’OFJ créé en 1982 et en résidence sur ce site ?

« Il y a deux raisons. La première, c’est que l’OFJ est en résidence ici, donc ils font toujours leur premier concert ici. […] Moi, j’arrive juste deux jours avant… mais eux sont là pendant des semaines pour travailler […]. La deuxième raison, je suis fou de la Saline ! Parce que je venais dans un festival qui s’appelait « Juventus ». C’était un festival de jeunes musiciens quand j’avais dix-neuf ans et pendant plusieurs années, chaque été, je suis venu ici. »


Vous entretenez donc un lien intime avec la Saline royale d’Arc-et-Senans. Justement, pour la musique, qu’est-ce que vous trouvez d’inspirant dans cette œuvre de l’architecte Claude Nicolas Ledoux ?

« C’est comme une église, ou tout autre lieu de culte, ou n’importe quel lieu même […]. Plus c’est vieux, plus il y a des fantômes. Et moi, je joue avec les fantômes. Les murs transpirent des choses, on ne sait pas quoi, mais il y a quelque chose. Il y a beaucoup d’histoire à la Saline royale d’Arc-et-Senans, ne serait-ce que pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est abominable ce qu’il s’est passé. Et donc, je ne suis pas médium – bien qu’on le soit tous un petit peu – mais il y a quelque chose qui fait qu’ici les notes ne raisonnent pas comme ailleurs. J’ai toujours remarqué que, dans les théâtres par exemple ou les salles de concerts, plus elles sont vieilles, mieux je m’y sens. Comme s’il y avait des fantômes bienveillants qui étaient là pour nous enrober, nous porter et nous inspirer surtout. »

Pourriez-vous nous présenter le programme du concert du 14 août et de celui du 25 août ?

« Le Concerto n°23 de Mozart, c’est un des très grands chefs d’œuvre de l’histoire de la musique. Peut-être que si on faisait un « top ten » des musiques les plus bouleversantes, il en ferait partie ! […] C’est un Mozart aussi tragique que joyeux. Parfois, il est désarmant par son regard d’enfant sur le monde, et puis à d’autres moments, il est implacablement pessimiste sur la vie.

[Le] Concerto de Chostakovitch, c’est tout à fait autre chose. On est dans le XXe siècle, Chostakovitch écrit ce concerto pour son fils qui passe un concours de fin de Conservatoire. […] Le deuxième mouvement, c’est une page déchirante. C’est un concerto beaucoup moins connu. Il y a encore trente ans, Chostakovitch n’était quasiment pas joué dans les salles de concerts. C’est un compositeur génial ! […] Ce concerto, j’ai toujours du mal à le programmer parce que justement, les programmateurs d’orchestres préfèrent toujours des concertos connus. Encore une fois, c’est un mouvement lent […] absolument magnifique et peut-être aussi une immense déclaration d’amour filial, d’un père à son fils. »

La musique de ce compositeur est très marquée par le soviétisme. Comment rendre hommage à ce grand compositeur russe, décédé il y a cinquante ans, sans glorifier la Russie agressive d’aujourd’hui ?

« Je suis horrifié par ce qu’il se passe aujourd’hui, mais ça ne m’empêchera jamais d’aimer les Russes comme j’aime les Ukrainiens ! Il y a d’autres guerres dans le monde, mais celles dont on est le plus informé aujourd’hui, c’est la guerre en Ukraine et la guerre à Gaza. Moi, j’aime les Israéliens et j’aime les Palestiniens. C’est quelque chose qui ne changera pas !

Pour ce qui concerne la Russie, on peut être totalement contre un gouvernement et le choix d’un tortionnaire, mais ne pas abandonner un peuple. Je suis allé plusieurs fois en Russie, j’ai beaucoup d’amis russes, parce que parmi eux, il y a parmi certains des plus grands musiciens d’aujourd’hui. Donc, ça ne me dérange pas du tout de jouer du Chostakovitch aujourd’hui. »

En jouant des œuvres russes, cela permet-il de nuancer par la musique le conflit actuel ?

« […] Pour moi, Mozart comme Chostakovitch, ce sont de très grands génies de l’histoire. Aujourd’hui, jouer leurs œuvres, ça va bien au-delà d’un conflit actuel. Juste [en écoutant] le deuxième mouvement du Concerto n°2 de Chostakovitch, je vous assure que tout le monde à envie de se prendre par la main. Et c’est pour cela que je fais ce métier. C’est aussi parce que quand on est sur scène, on a l’impression qu’on peut unifier, on peut rassembler un public de mille ou deux mille personnes avec des gens qui sont d’opinions très différentes, qui pourraient s’entretuer dans la rue s’ils savaient pour qui ils votent, et qui en fait, vibrent sur une même émotion pendant un concert. Être serviteur de cette expérience, c’est magnifique ! »

Si vous deviez choisir un compositeur que vous aimeriez absolument jouer à la Saline royale par rapport à l’atmosphère que vous trouvez ici ?

« Bach ! Mais c’est peut-être celui que j’ai envie de jouer partout, tout le temps… et le plus difficile d’ailleurs ! C’est un peu notre patriarche, notre père, notre arrière-grand-père vers lequel on se tourne régulièrement, voire quotidiennement, pour trouver notre voie. Quand je ne vais pas bien par exemple, je travaille cinq minutes deux mesures d’une pièce de Bach, et c’est comme si ça nous [remettait] dans le chemin. Ça nous éclaire notre journée. »

« [Besançon], une ville dans laquelle je me sens bien », Alexandre Tharaud, août 2025.

En septembre, nous n’avons pas vu votre nom au programme du Festival international de musique de Besançon Franche-Comté. Pourquoi ?

« On est 200 000 pianistes au monde ! J’ai joué dans le théâtre pas mal de fois, il y a longtemps. C’est vrai que je ne suis pas allé à Besançon depuis longtemps. C’est une ville que j’adore ! J’y ai des amis très chers […]. Pour moi, Besançon, c’est une ville de douceur, de caresses. D’abord par la vallée, par l’eau qui la traverse. Par l’esprit aussi des gens ! C’est une ville dans laquelle je me sens bien. Où on mange bien (et ça, ce n’est pas pour me déplaire !) Et, je trouve que la vie y est assez douce par rapport à bon nombre de villes françaises. »