Le Dossier. Dermatose nodulaire contagieuse : la grande incompréhension

Après l’abattage de l’ensemble d’un troupeau vacciné à Pouilley-Français mardi 2 décembre, alors que seuls quelques bovins étaient contaminés, la communauté agricole se déchire. Le protocole sanitaire, jusqu’ici présenté comme efficace, est remis en question, et son application — y compris par la force — creuse le fossé entre ses défenseurs et des éleveurs désabusés.

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Représentation de la Dermatose Nodulaire

« Les campagnards à Paris », rigole Céline Lhomme dans l’une de ses dernières vidéos postées sur les réseaux sociaux, mardi 9 décembre. Une semaine après l’abattage des 83 bovins sur l’exploitation de son mari, Cédric Lhomme, la famille tente de retrouver le sourire pour ne pas sombrer dans la résignation. Installée à Pouilley-Français, dans le Grand Besançon, elle est surtout devenue en 48 heures l’étendard de la colère agricole française, qui ne cesse de s’accroître depuis le 29 juin 2025, date du premier cas de dermatose nodulaire contagieuse (DNC) confirmé en France (en Savoie, ndlr).

À Pouilley-Français, c’est tout le protocole sanitaire en vigueur — ou presque —, construit par l’Union européenne et appliqué par l’État français, qui est remis en question par ses opposants. « Cette stratégie repose sur trois piliers validés dès le début de la crise : la vaccination de la zone réglementée, le dépeuplement total du troupeau touché par la maladie et l’interdiction de mouvements illicites pendant une période de surveillance définie. Ils sont complémentaires et fonctionnent s’ils sont respectés », répète au fil des réunions d’information et cellules de crise Olivier Debaere, directeur de crise au ministère de l’Agriculture. Il ajoute : « Le virus détecté à Pouilley-Français ne peut venir que d’Écleux. On sait d’où il part, on sait où il va, mais on cherche à savoir comment ».

Dans la commune jurassienne située à 23 kilomètres à vol d’oiseau, il règne aujourd’hui un silence de mort dans les fermes. Des centaines de bovins issus de plusieurs exploitations touchées par la DNC ont disparu, abattus. À l’époque, la ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, Annie Genevard, n’hésitait pas à qualifier les éleveurs de « héros ».

Un épisode noir que tous les éleveurs redoutent aujourd’hui dans le Doubs. L’ensemble du cheptel de la famille Lhomme avait donc été vacciné, comme tous ceux présents dans la zone de réglementation autour d’Écleux. Pourtant, jeudi 27 novembre, le père de Cédric Lhomme — agriculteur à la retraite mais toujours prêt à donner un coup de main — détecte d’étranges nodules sur une bête, l’un des symptômes visibles de la DNC. La présence du virus est confirmée le lendemain, malgré une vaccination effectuée 36 jours auparavant. Une première incompréhension, alors que depuis plusieurs semaines, plusieurs voix, syndicats agricoles en tête, contestent la stratégie vaccinale. « Ça confirme une chose : la maladie a toujours un temps d’avance sur nous », explique Laurence Lyonnais, porte-parole de la Confédération paysanne du Doubs.

Une stratégie vaccinale conditionnée aux enjeux économiques

Comment une vache vaccinée depuis 36 jours, alors que l’efficacité de l’injection est optimale à partir de 21 jours, a-t-elle pu être contaminée par le virus « sauvage » ? Olivier Debaere et son épidémiologiste ont une explication arithmétique : « À Pouilley-Français, nous avons constaté des lésions sur quatre autres bovins abattus, en plus de la première bête contaminée. Après analyse, on découvre que trois bovins ont été touchés par la DNC. Ces lésions ont été datées et remontent à au moins trois semaines, mais n’ont pas été signalées aux services de l’État. Si on enlève trois semaines au 27 novembre, on tombe autour du 6 novembre, au plus tard. Et à cette date, les bovins étaient vaccinés depuis quinze jours. Donc avoir des bovins infectés, même vaccinés depuis quinze jours, c’est tout à fait possible, car la protection complète n’est atteinte qu’à partir de 21 jours ».

Ce constat est étoffé par une série d’explications, pour la plupart implacables, lors d’une réunion publique organisée lundi 8 décembre à Micropolis, évacuant au fil des questions d’éleveurs inquiets les hypothèses et rumeurs en tout genre : une mise sous cloche impossible, le « traumatisme » d’un dépeuplement total, les vaines tentatives en Savoie pour combattre « autrement » la DNC, l’importance d’un abattage rapide après la confirmation d’un premier cas, comme celle de signaler ces cas pour éviter une réaction en chaîne et une extension géographique du virus. « On doit se poser la question d’un protocole expérimental, oui ! Mais si on le faisait, êtes-vous sûrs que l’on ne tarit pas une source et que le risque n’est pas trop grand de propager la maladie chez l’exploitant voisin qui pourra ensuite demander des comptes à l’État, considéré alors comme irresponsable ? On ne peut pas aller dans ce sens, même si nous comprenons qu’humainement, il y a un besoin », poursuit Olivier Debaere.

La vaccination généralisée serait, elle, une « mauvaise idée », pour une tout autre raison. « Lorsque j’ai échangé avec les épidémiologistes, ils m’ont confirmé que ça s’est joué à une semaine près », assure Cédric Lhomme. « Si on avait vacciné mes bêtes au moment où je l’ai demandé, bien avant le 22 octobre, elles seraient encore là. » C’est l’un des points clés de la discorde entre défenseurs et opposants du protocole sanitaire : la zone de vaccination. « Nous ne sommes pas contre la science, contrairement aux bêtises que l’on peut entendre. Ce que l’on défend depuis le début, c’est une vaccination massive, au-delà des zones de réglementation, pour protéger tout le monde », poursuit Laurence Lyonnais. « Ce mardi 10 décembre, un nouveau cas s’est déclaré en Ariège, en zone indemne. On a un train de retard parce que l’État refuse de créer des zones tampons avec une anticipation vaccinale ». Un avis partagé par la Coordination rurale, second syndicat agricole mobilisé contre cette stratégie.

Bousculée par cette épizootie qui ne cesse de s’étendre, la ministre Annie Genevard tente d’éteindre l’incendie samedi 6 décembre à l’occasion d’un déplacement dans le Doubs. Après avoir échangé avec de nombreux acteurs locaux et rencontré la famille Lhomme, elle évoque d’abord la possibilité d’une vaccination généralisée, avant de rétropédaler. Le lendemain, sur TF1, elle souligne qu’une vaccination totale signifierait l’impossibilité pour la France de commercer : « si on adopte la vaccination totale, la France n’est plus considérée comme un pays indemne, or quasiment tous les éleveurs en France exportent ».

Un discours inaudible pour les opposants, qui refusent de voir un troupeau entier être abattu en cas de contamination confirmée. « On est dans un système où les animaux circulent et, pour qu’ils continuent à circuler, il faut les abattre. C’est totalement contradictoire : quand des animaux circulent, le virus circule avec eux. Il faut s’adapter », soutient la Confédération paysanne. « On veut aussi que la maladie soit déclassée au niveau européen, car elle n’existait pas en Europe avant d’arriver chez nous ! », ajoute Nicolas Bongay, président de la Coordination rurale du Doubs.

Pour tenter de faire bouger l’État après les cas de Pouilley-Français, environ 300 manifestants et de nombreux tracteurs se réunissent mercredi 10 décembre devant la gare Viotte de Besançon, face aux bureaux des services de l’État en charge de la crise. Sur place, la famille Lhomme, épaulée par la Confédération paysanne et la Coordination rurale, dénonce « ce massacre organisé ». Devant eux, une centaine d’agriculteurs et militants déguisés en vaches portant le nom de chaque bête abattue à Pouilley-Français se couchent au sol après avoir reçu un jet de faux sang, lancé par des blouses blanches incarnant les « bourreaux » : la Chambre d’agriculture, la Commission européenne, Annie Genevard, la FNSEA et la Direction générale de l’alimentation.

En Ariège, ce mardi 9 décembre, c’est une zone indemne et une exploitation de 208 bovins qui ont été touchées par la DNC. Autant de bêtes qui s’apprêtent, selon le même protocole sanitaire, à disparaître. La famille Lhomme, elle, attend toujours ses premières indemnisations. Si Céline Lhomme est constamment en première ligne, son mari Cédric garde la tête haute : « C’est réconfortant de voir tout ce monde réuni. On n’a jamais demandé à être le symbole de ce combat. Ça confirme ce que certaines personnes des services de l’État me disent en off : il y a eu des manques cruels pour gérer notre situation. »