Lundi 22 septembre. Deux semaines après l’ouverture de son procès à la Cour d’Assises du Doubs, l’ex-anesthésiste-réanimateur Frédéric Péchier peut enfin parler. L’attente interminable des parties civiles « pour obtenir des réponses » touche à sa fin. Après avoir retracé l’enquête, l’étude des empoisonnements de Sandra Simard survenu le 11 janvier et de Jean-Claude Gandon le 20 janvier 2017 sont les plus accablants à l’encontre du médecin.
Ce sont les deux premiers événements indésirables graves (EIG) que le ministère public impute aujourd’hui à Frédéric Péchier. Deux premiers dossiers de cette immense affaire où l’accusation reproche à Frédéric Péchier d’avoir empoisonné 30 patients au total, dont 12 mortellement entre 2008 et 2017, à la Clinique Saint-Vincent et à la Polyclinique de Franche-Comté.
Sandra Simard et Jean-Claude Gandon, eux, ont survécu. Ils sont assis sur le banc des parties civiles depuis l’ouverture du procès ou presque, le 8 septembre. Âgée de 36 ans, en bonne santé, Sandra Simard entre à la Clinique Saint-Vincent le 11 janvier 2017 à 6h30 pour une opération du dos. À 8h56, la jeune femme est victime d’un arrêt cardiaque. Son anesthésiste Anne-Sophie Balon est aussitôt appelée et débute le protocole de réanimation par un massage cardiaque. L’incompréhension règne à l’intérieur du bloc opératoire, des premières gouttes d’adrénaline sont administrées pour retrouver une activité cardiaque spontanée. Plusieurs confrères du Dr Balon viennent l’aider. Frédéric Péchier travaille « à une cinquantaine de mètres, dans un autre bloc », selon lui, mais débarque en une minute dans la salle d’opération avant même l’anesthésiste de garde, appelé en priorité.
À la barre pendant ces deux premières semaines, aucun n’a témoin n’explique la raison de sa présence, pas même l’accusé. « J’ai été appelé, je ne sais plus par qui, mais si je suis venu, c’est que j’ai été appelé », assure le médecin, qui certifie également avoir « eu un échange rapide avec Balon sur la situation ». Anne-Sophie Balon au contraire, comme d’autres témoins, nient toute discussion. Immédiatement, Frédérique Péchier injecte du gluconate de calcium, sans concertation. Plus de huit ans après les faits, personne n’explique ce choix à part l’accusé. Une première erreur pour les enquêteurs.

Contrairement aux autres témoins à la barre, Frédéric Péchier ne s’appuie que très rarement sur ses souvenirs pour apporter des réponses, mais systématiquement où presque sur des notes, des relevés d’auditions et des témoignages. « Pourquoi êtes-vous si pressé d’injecter ce gluconate de calcium ? », demande la présidente d’audience Delphine Thieberge. « C’est ma façon d’opérer, j’ai appris ça au Samu », répond l’accusé. « Ce n’est pas suffisant », rétorque Delphine Thieberge.
« Soit il est incompétent, soit il savait ce que la patiente avait »
Transférée au CHU Jean Minjoz, Sandra Simard se réveille cinq jours plus tard. Pendant les premières heures de sa réanimation, Anne-Sophie Balon veut comprendre. Elle alerte sa direction, ordonne de « récupérer tout le matériel utilisé » et fonce au CHU, électrocardiogramme (ECG) en main. Sur place, elle retrouve son ancien professeur, le Dr Sébastien Pili-Floury, chef de la réanimation. Le duo et l’équipe du CHU sauvent la vie de la patiente.
« Le Dr Pili-Floury a immédiatement vu qu’il s’agissait d’une hyperkaliémie en regardant l’ECG », se défend Frédéric Péchier, comme pour justifier logiquement son injection précoce de gluconate de calcium. À ceci près que le professeur Sébastien Pili-Floury dispose de toutes les analyses et le temps pour comprendre ce qu’il s’est passé. Ce dernier soupçonne très vite un empoisonnement. Le gluconate de calcium administré par Péchier ? « Soit il est incompétent, soit il savait ce que la patiente avait », tranche le médecin du CHU devant la cour d’Assises. Ce 11 janvier 2017 alors que Sandra Simard est dans le coma, le comportement du Dr Balon change tout. L’anesthésiste parvient à retrouver les poches de solutés manquantes, au fond d’un sac jeté à la déchèterie. Les analyses sont sans appel : l’une des poches a été intoxiquée au potassium, 100 fois la dose supérieure à la normale. Létale pour un être humain. La salle du Parlement du tribunal de Besançon mesure le miracle de voir aujourd’hui Sandra Simard.
L’accusé reconnait que Sandra Simard « a été empoisonnée »
À la barre ce lundi 22 septembre, les petites contradictions de Frédéric Péchier deviennent plus lourdes au fur et à mesure des questions pressantes du ministère public. La procureure Christine de Curraize parvient à provoquer un gênant lapsus de l’accusé. Alors qu’il répète n’avoir jamais empoisonné la poche de Sandra Simard, il ajoute « personne ne m’a vu faire » … « Ça, c’est très intéressant ! », reprend immédiatement la procureure. « Vous le dites à plusieurs reprises dans vos écoutes, vous vous dites ‘’intouchable’… C’est particulier, comme mode de défense ! » – « Ce que je dis c’est que dans un procès d’assises, il faut des preuves », tente Frédéric Péchier. Le mal est fait : « la preuve est libre en matière pénale, c’est ce qu’on appelle le faisceau d’indices », termine Christine de Curraize.

Une petite phrase amplifiée et reprise dans tous les journaux dès le lendemain, comme un signe de culpabilité flagrante. De nombreux autres éléments plus solides ont pourtant alimenté cet interrogatoire de Frédéric Péchier. Pour la première fois depuis l’ouverture de l’enquête il y a huit ans, Frédéric Péchier a reconnu que Sandra Simard « a été empoisonnée. » Sa précédente théorie, selon laquelle sa collègue Anne-Sophie Balon aurait volontairement pollué sa poche de potassium après l’opération pour maquiller une erreur, a volé en éclat. « Mme Simard, il est dû à quoi son arrêt cardiaque ? On n’a rien trouvé. C’est rocambolesque, ça ne tient pas ! », relevait logiquement cette dernière lors de son passage à la barre.
« Je me suis fait l’idée de l’empoisonnement il y a quelques mois déjà, lorsque j’ai eu tous les rapports d’experts et analyses », poursuit Frédéric Péchier face aux jurés. L’explication a bien été enregistrée par Me Frédéric Berna, avocat, entre autres, de Sandra Simard : « vous le savez depuis quelques mois mais vous donnez une interview à M.Fogiel le 8 septembre, jour de votre procès, dans laquelle vous dites qu’à part le cas Gandon, vous allez prouver que tous les autres sont des erreurs maquillées… », poursuit l’avocat. « C’est la même chose dans le livre de la journaliste de RTL quatre jours plus tôt qui vous ait consacré (Le temps qu’il lui reste, paru le 4 septembre aux éditions Michalon, ndlr) ». Piégé, Frédéric Péchier lâche ses alliés médiatiques. « L’interview a été coupée et remontée d’une étrange manière. […] La journaliste, elle a écrit son livre toute seule, je ne suis pas responsable de ce qu’elle fait. » Présente dans la salle, l’auteure en question, Plana Radenovic, encaisse.

Alors qu’il réclamait depuis plusieurs jours cet interrogatoire pour « remettre les pendules à l’heure », Frédéric Péchier s’agace et se perd au fil des rafales de questions posées par les robes noires. La prise de parole de son avocat Me Randall Schwerdorffer lui offre un répit. À l’aide de questions en forme d’accusation voilée, l’avocat réoriente les débats sur la théorie de la défense : une enquête construite uniquement à charge contre son client, omettant de nombreux autres faits afin de sauver la Clinique Saint-Vincent d’une mort certaine si l’empoisonneur n’est pas retrouvé. Randall Schwerdorffer amorce également une autre théorie concernant le cas de Jean-Claude Gandon : le responsable serait en réalité le Dr. Sylvain Serri.
Jean-Claude Gandon serait « resté seul 20 minutes »
L’empoisonnement de Jean-Claude Gandon est encore plus accablant pour l’ex-anesthésiste réanimateur, alors même qu’il s’agit de son seul patient empoisonné dans cette affaire. Un événement indésirable grave qui survient le 20 janvier 2017, au lendemain de l’arrivée des enquêteurs à la Clinique Saint-Vincent alerter pour « le cas Simard ». Très vite l’arrêt cardiaque de Jean-Claude Gandon avant même le début de l’opération est considéré comme un « EIG alibi » par les policiers, qui soupçonne son anesthésiste.
En parallèle, deux commissaires remontent le temps et se souviennent d’EIG similaires à la Polyclinique de Franche-Comté, près d’une décennie en arrière. En 2012 déjà, Frédéric Péchier était suspecté d’être à l’origine de ces cas. Pour l’arrêt cardiaque de Jean-Claude Gandon, tout est plus évident pour les enquêteurs. Il s’agit de l’unique cas de cette affaire hors norme où une scène de crime a pu être figée. Pour cette première opération de la journée, le Dr Péchier est uniquement accompagné de son infirmière élève Ludivine G. Une chose rare après avoir demandé à son infirmière-anesthésiste de venir un peu plus tard. À la demande de l’anesthésiste, Ludivine G. doit poser une poche de paracétamol, mais repère un problème sur l’une d’entre-elles. Frédéric Péchier, parti dans une autre pièce, s’inquiète et fouille le chariot, d’où il extrait deux autres poches. L’ajout de mépivacaïne, un anesthésique qui n’aurait jamais dû être utilisé, se fait entre 8h15 et 8h28 selon les enquêteurs, à l’aide de deux seringues. Il faut donc que l’empoisonneur soit une personne présente dans le bloc, avec l’accès aux poches, la technique et les connaissances nécessaires. Deux suspects ressortent : l’anesthésiste Frédéric Péchier et son infirmière. Le médecin lui se montre très « théâtral » sur le moment et n’hésite pas très tôt, à suspecter un empoisonnement et à le faire savoir.
Si pour le cas Simard, comme pour d’autres auparavant, Frédéric Péchier fait preuve d’une rapidité déconcertante lors de ses interventions et ses injections sur plusieurs patients victime d’EIG, son hésitation, ses difficultés de jugement pour comprendre l’arrêt cardiaque de son patient détonnent. C’est finalement son collègue, avec qui il est en froid, Dr Sylvain Serri qui trouve la solution pour sauver Jean-Claude Gandon. Le patient se réveille à 11h20 et présente des troubles neurologiques liés aux anesthésiques locaux. Frédéric Péchier demande près d’une heure avant ce premier signe d’effectuer des recherches sur tous les anesthésiques locaux utilisés à la clinique. Simple hasard, prodigieuse intuition ou pire ? À la barre mercredi 24 septembre, l’accusé réfute cette version. Il reconnaît avoir formulé une première demande d’analyse dès 10h30, mais seulement sur la lidocaïne, un premier anesthésique local utilisé lors de l’opération. Il affirme ensuite avoir demandé de compléter l’analyse aux anesthésiques locaux à 11h30 (mépivacaïne), contre 11h selon le biologiste. « Je ne suis pas là pour me faire exécuter, je me défends. Je suis certain que j’ai demandé ces analyses à 11h30 ».

« Ça devient un peu ubuesque, Monsieur Péchier »
Si toute la chronologie de cette opération a été minutieusement remontée par les enquêteurs au gré de témoignages, expertises, interrogatoires et mises sur écoute, Frédéric Péchier prend tout le monde de court mercredi 24 septembre. « Jean-Claude Gandon est resté seul 20 minutes ». « Pourquoi ne pas en avoir parlé avant ? » lance Christine de Curraize. « On ne m’a pas demandé ». La tension remonte d’un cran entre la procureure et l’accusé quelques minutes plus tard : « J’ai le sentiment que vous vous êtes laissé prendre à votre propre piège. Tout semble grossier dans le cas Gandon. Vous avez toujours affirmé que personne n’est entré dans le bloc jusqu’à ce que l’on dise que la pollution avait eu lieu en cours de l’intervention ». Frédéric Péchier ne parvient pas à trouver de réponse satisfaisante aux yeux du ministère public. « Ça devient un peu ubuesque Monsieur Péchier. On aurait un empoisonneur hyper discret pendant 10 ans, qui n’a jamais laissé de trace et ce jour-là, alors que tout le monde est aux abois, on a un empoisonneur qui fait tout pour laisser des traces derrière lui ! ». « Ça paraît complètement dingue, je ne suis pas cet empoisonneur-là », répète l’accusé qui même acculé, ne lâche rien. « Je suis aux assises, car manifestement l’enquête a été tournée dans un entonnoir. Un nom a été donné. C’est un empilement. C’est une construction intellectuelle, comme disait mon avocat ».
Une ligne tenue coûte que coûte par la défense, qui renforce jour après jour la confiance des avocats des parties civiles. « Ces deux cas sont essentiels pour comprendre le reste mais permettent presque de sceller la suite du procès. », confie plusieurs d’entre-eux. « On a un accusé qui soutient à la barre tout l’inverse de ce qu’il défend depuis huit ans et demi. Il ne répond pas de manière précise », ajoute Me Berna.
À l’issue de l’étude de ces deux cas, Frédéric Péchier, dont la carte de médecin a été renouvelée, a toutefois admis une dernière chose : il ne reprendra jamais l’anesthésie – réanimation. Depuis mardi 23 septembre, la Cour se penche désormais sur les décès de Damien Iehlen et Suzanne Ziegler, décédés en octobre 2008. Frédéric Péchier sera à nouveau interrogé sur ces deux EIG, lundi 29 septembre.
M.S & C.T