Région. L’union autour du Comté

La récente polémique autour du Comté et sa production a engendré une levée de boucliers massive. Les acteurs locaux se mobilisent pour préserver une filière essentielle au territoire, dont l’impact environnemental ne peut plus être nié.

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La visite officielle de Benjamin Haddad, ministre délégué à l’Europe, à la Maison du Comté de Poligny vendredi 23 mai s’est logiquement transformée en marque de soutien appuyé envers la filière. Une rencontre au cœur d’un site en partie financé par des fonds européens (183 834,40€ de Fonds européen agricole pour le développement rural, le FEADER, ndlr) afin de faire rayonner le terroir national et d’ériger l’agriculture française en modèle économique et environnemental, sur la scène européenne.


Un modèle qui a toutefois défrayé la chronique localement au cours des dernières semaines, après la tribune du militant pour l’écologie et la cause animale Pierre Rigaux, dans l’émission La lutte enchantée, diffusée sur France Inter. Estimant « qu’arrêter de manger du fromage » est la « réponse évidente » à une série d’arguments sur la pollution et la souffrance animale provoquées par la production de Comté, l’activiste fait parler de lui à contretemps. Il faut attendre la reprise et le détournement de son propos par un grand reporter du Figaro Magazine deux semaines plus tard pour déclencher une colère insoupçonnée. « Il faut arrêter d’en manger : quand les écologistes veulent interdire… le Comté », titre l’hebdomadaire parisien. Le récit prend davantage des allures de pamphlet  contre les écologistes, renommés « khmers verts » pour l’occasion. « Ce qui m’a frappée dans cette polémique, c’est que personne ou presque n’a lu l’article du Figaro. L’auteur s’est bien gardé de nous appeler pour savoir ce que l’on pensait de Pierre Rigaux, qui n’est pas chez nous », souligne Dominique Voynet, députée Écologiste de la 2e circonscription du Doubs. « On peut avoir des débats, des désaccords. Néanmoins, nous n’avons jamais éprouvé le besoin de couper le dialogue avec la filière Comté. Parce qu’on est fier de ce fromage, d’avoir des paysans qui ne dépendent pas d’agro-industriels internationaux ».

En Franche-Comté, la polémique vire au scandale. Le terroir est attaqué, l’histoire d’un massif jurassien, salie. Inconcevable pour la Préfecture du Jura qui relaie l’article du Figaro Magazine, tout comme Annie Genevard, ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Cette dernière s’immisce en dernière minute au cœur de la visite de Benjamin Haddad, lui-même accompagné pour l’occasion de Piotr Serafin, commissaire européen du Budget. À l’origine, le duo vient présenter les enjeux du prochain budget pluriannuel de l’Union européenne, notamment en matière d’innovation, d’agriculture et de politique régionale. Des enjeux majeurs, éclipsés par une défense du Comté sur toutes les lèvres.

A gauche de l’image, le ministre Benjamin Haddad et le commissaire européen, Piotr Serafin, à l’écoute des explications d’Alain Mathieu, président du Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté. Photo Enzo Saad

« La filière Comté est enviée dans toute la France », lance Dominique Bonnet, maire de Poligny, rallié par l’ensemble des professionnels fiers de partager leur savoir-faire ancestral. « Sur le volet environnemental, notre cahier des charges est l’un des plus exigeants en France et en Europe. La surface minimum disponible par vache laitière est aujourd’hui d’1,3 hectare. La limitation de la fertilisation est de 100 kg d’azote par hectare et par an (en cas d’emploi d’effluents liquides comme le lisier, ndlr) quand la règlementation liée à la Directive Nitrates limite à 160kg/ha/an maximum. On est largement en dessous de la moyenne, excusez du peu », commente Alain Mathieu, président de l’interprofession du Comté (CIGC), listant toutes les améliorations prévues dans le futur cahier des charges, en cours d’homologation : pas d’épandage avant d’avoir atteint les 200°C, 50 vaches maximum par Unité de Travail Annuel (UTA), 3000 litres de lait par vache laitière et par an… « C’est pour cette exigence et cette transparence que les consommateurs nous font confiance ! »

Une homologation du cahier des charges, 10 ans après ?

Une homologation dont les premières discussions datent de 2016. Le président de l’époque, Claude Vermot-Desroches, propose une révision du cahier des charges du Comté, « avec l’ambition de favoriser l’environnement et préserver celle du pâturage », précise le CIGC, en se basant sur les données scientifiques connues. « La mesure des 200°C a été définie avec les connaissances à ce moment-là. Pour épandre et nourrir des plantes, en 2017-2018, c’était la solution de l’ensemble des acteurs de la filière Comté, à savoir 2400 fermes, 140 fruitières et 15 maisons d’affinage », renchérit Alain Mathieu. Près d’une décennie plus tard, alors que « la plupart des acteurs fonctionnent déjà avec les nouvelles règles », continue le président du CIGC, ce cahier des charges devrait officiellement être homologué à la fin de l’année 2025. Avec au moins un changement notable, pour l’organisme de contrôle de l’Appellation d’origine protégée (AOP), chargé de veiller au respect des nouvelles normes par toutes les composantes de la filière. Toutefois, après autant d’années, ce nouveau cahier des charges est-il déjà en retard pour répondre aux enjeux environnementaux ? « La filière est en mouvement permanent. On réfléchit à la suite même si un cahier des charges ne peut pas tout inclure. Au niveau environnemental, nous avons poussé au maximum des limites de ce que permet le concept AOP, c’est en cela que le Comté est novateur et presque unique », se défend Alain Mathieu.

« Le vrai scandale, c’est de dire qu’il n’y a pas de problème »

En dix ans, les données scientifiques se sont multipliées, précisées, notamment grâce au projet NUTRI-Karst, une étude scientifique menée de 2019 à 2024 pour évaluer l’impact des activités humaines, notamment agricoles, sur la qualité des eaux dans le massif jurassien. Le dérèglement climatique s’est accéléré sur une zone géographique « où ressurgissent parfois des eaux polluées datant de 20, 30 ans, surtout en période de sécheresse. C’est le drame du karst. Il ne filtre rien du tout contrairement aux zones alluvionnaires mais il a une capacité de stockage des nutriments », ajoute Philippe Alpy, vice-président au conseil départemental, agriculteur retraité depuis le 1er février et président de la commission locale de l’eau (CLE).  « Le vrai scandale, c’est de dire qu’il n’y a pas de problème. Ça signifie que tout le travail de la filière, des acteurs de l’eau, celui des scientifiques et des associations avec qui je suis loin de tout partager, ne sert à rien. C’est de la pure démagogie et c’est un producteur de lait à Comté qui vous le dit », poursuit sans langue de bois celui qui est aussi maire de Frasne. « Les agriculteurs conscients et engagés dans l’amélioration de la filière, il y en a beaucoup. Par exemple, on utilise aujourd’hui des séparateurs de phases pour le lisier, car on a un vrai problème avec ça. On est beaucoup plus attentifs, c’est de la valorisation. D’autres préfèrent rester dans le déni. En revanche, qu’un activiste vienne dire que tout ce qu’on fait, c’est mal, je ne le tolère pas ». 

La députée Dominique Voynet a rendu visite à la Fromagerie Monnin qui vient tout juste d’assainir et développer son unité de production à Comté. Photo DR/Dominique Voynet

La Fromagerie Monnin, symbole d’une prise de conscience

Dans cette quête d’amélioration de la filière, le débat et les échanges restent le meilleur moyen d’avancer. Hasard du calendrier, la députée Dominique Voynet visite la Fromagerie Monnin en pleine polémique. « Le rendez-vous était prévu depuis près de deux mois. J’avais aperçu des gros travaux et je souhaitais voir ce qu’il en était. M.Monnin a dit « oui » tout de suite. Il était enthousiaste à l’idée de présenter les changements engagés ».

Basé à Chantrans, le site a été condamné en 2022 à 70 000 € d’amende dont 40 000 € en sursis pour pollution et infraction à la réglementation des installations classées. Du symbole d’une dérive de la filière pour les défenseurs de l’environnement, l’entreprise incarne aujourd’hui celui de la prise de conscience : « j’ai rencontré un directeur qui souhaitait transmettre une activité crédible à tous les niveaux à ses enfants. En faisant appel de cette première condamnation, l’entreprise s’est mobilisée pour répondre aux demandes de la justice et aux attentes des consommateurs », abonde Dominique Voynet. Pour rentabiliser ces investissements importants, la Fromagerie Monnin a également augmenté sa capacité de production, avec l’accord de la Préfecture. « On n’est plus dans une petite production à l’ancienne. La question d’une taille raisonnable pour ne pas peser sur l’environnement se reposera. De la même manière, le contingentement souhaité par le CIGC n’empêche pas une surproduction, mais simplement un déclassement vers des filières moins nobles ». La défense du Comté est unanime y compris chez les consommateurs : publié en pleine polémique, le dernier sondage de l’institut Opinionway a classé les fromages préférés des Français. Avec 44% des voix, le Comté est largement en tête.

Martin Saussard