Ils sont des milliers de pharmaciens et grossistes à actualiser chaque jour la liste de l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). En particulier la rubrique spécifique aux médicaments d’intérêts thérapeutique majeur (MITM). Des produits qui, en cas de pénurie ou rupture pourraient provoquer une crise grave de santé publique. Ce que l’on pensait inimaginable il y a encore dix ans. Parce qu’il y a toujours eu des tensions ou ruptures de certains médicaments, au gré des épidémies, crises géopolitiques ou météorologiques dans le monde, provoquant une instabilité momentanée sur la production. Dans son rapport annuel, l’ANSM recensait moins de 200 médicaments en rupture ou avec un risque de rupture signalés en 2012. Le même rapport dix ans plus tard dénombre 3700 signalements, un chiffre qui a explosé avec la crise sanitaire (700 signalements en 2018).
Chaque jour en ce mois de novembre 2023, les produits en « tension d’approvisionnement » s’empilent avec ceux rangés dans la catégorie « arrêt de commercialisation » ou « rupture de stock ». Entre eux, se glisse quelques bonnes nouvelles, des produits « remis à disposition » et très vite, à nouveau épuisés.
« On a ressenti un premier gros coup avec la guerre en Ukraine, même si depuis la crise sanitaire c’était compliqué. Tous les emballages et blisters de médicaments sont créés à partir d’aluminium. L’hiver dernier c’était très compliqué avec le paracétamol et aujourd’hui notre équipe doit souvent faire preuve de « débrouille » pour trouver une solution au patient. Avant la crise sanitaire, je mettais dix minutes pour passer une commande de médicaments. Aujourd’hui pour la même commande je mets plus d’une heure. », explique Pauline Lévêque, pharmacienne titulaire de son établissement à Palente, depuis sept ans. Antibiotique, anti-cancéreux, anti-infectieux, antidiabétique, etc. Tous les types de médicaments sont touchés. Les ruptures de paracétamol l’an dernier ont poussé l’ANSM à mettre en place un contingentement, privilégiant les hôpitaux. « Ils ont levé le contingentement de Doliprane en juin 2023. », assure la pharmacienne bisontine. Un procédé désormais utilisé pour plusieurs produits comme l’amoxicilline. « C’est l’antibiotique de première intention. On arrive encore à trouver des solutions pour les adultes mais c’est très compliqué pour les enfants, notamment en sirop. », confie Pauline Lévêque. « On est constamment au téléphone avec d’autres pharmacies, avec les médecins des personnes et nos fournisseurs pour obtenir des solutions. C’est une perte de temps et de confort pour l’instant, mais ça pourrait devenir plus grave à l’avenir. On vit avec cette habitude de tension et de pénurie. »
Les médicaments, terrain de jeu de la finance
Dans son rapport de juillet 2023, le Sénat tirait des conclusions alarmantes sur les causes et conséquences de cette situation. Il y a quarante ans, la France était le premier producteur européen de médicaments et pointe aujourd’hui à la cinquième place, quand la part des médicaments produits sur le territoire ne représente qu’un tiers de la consommation.
Les principes actifs sont désormais majoritairement produits en Asie (Chine & Inde), quand les industriels pharmaceutiques implantés en France « s’orientent de plus en plus vers l’export, plus rémunérateur et à la faveur de la financiarisation du secteur qui exige une rentabilité croissante ». L’appât du gain des investisseurs ayant misé sur le secteur pharmaceutique, a poussé les industriels à changer de modèle économique. Si dans les années 90, la production et la vente en masse étaient privilégiées, les laboratoires misent aujourd’hui sur la recherche et production de traitements innovants contre les maladies rares, facturées à des sommes énormes. Le scandaleux exemple du Zolgensma en témoigne : « thérapie génique permettant de sauver les enfants atteints de d’amyotrophie spinale, mise au point grâce au Téléthon, le Zolgensma a toutefois été développé par une biotech américaine rachetée par Novartis (Suisse), et commercialisé aujourd’hui à un prix record de 1,9 million d’euros. », note le Sénat.
Dès lors, la réindustrialisation prônée par le gouvernement pourra-t-elle permettre d’inverser une tendance de plus en plus dangereuse et coûteuse pour la santé des Français ? Si la Région Bourgogne Franche-Comté s’est positionnée comme l’un des territoires pionnés en matière de santé, le Sénat rappelle une autre vérité en France : « sur 106 projets financés par le Plan de relance et France 2030, seuls 18 ont concerné́ une réelle « relocalisation », et seuls 5 portaient sur un médicament stratégique. ». L’une des deux rapporteures, la sénatrice du Val-de-Marne Laurence Cohen, précise même que « d’une certaine manière le médicament est payé plusieurs fois par l’argent public. Outre les aides publiques accordées pour la recherche et le développement et le remboursement des médicaments par la Sécurité sociale, il y a le déblocage de fonds publics pour les relocalisations. » Par la création de filiales françaises en Recherche & Développement, de nombreux industriels s’installent dans l’Hexagone pour bénéficier du crédit d’impôt recherche (CIR), qui représentait l’an dernier 710 millions d’euros, sans aucun objectif de production. L’exemple de Sénat permet de comprendre (voir encadré).
Aux différents comptoirs de la Pharmacie de Palente comme à ceux des centaines d’autres pharmacies de la région, aucune de ces explications ou analyses ne peuvent justifier l’absence de traitement pour un patient. « En 2019 j’avais en moyenne 20 à 30% de rupture de médicaments sur une commande quotidienne. Aujourd’hui on est passé à 70%. », poursuit Pauline Levêque. « Alors je recommence chaque jour, j’attends certains produits depuis juillet. ».
Exemple du Sénat pour l’OPTIMISATION du CIR :
1. Création d’une société française visant à développer un traitement contre un cancer de l’intestin.
2. Rachat d’une start-up américaine de R&D travaillant à développer la technologie, mais facturation des coûts de R&D à la société française.
3. Perception du CIR pour ces frais de R&D.
4. Création d’une filiale étrangère.
5. Transfert gratuit des droits exclusifs d’exploitation à la filiale étrangère.
6. Aucune production en France.
M.S