Le retour de la morale dans l’économie ?

On peut être une entreprise multinationale implantée sur 4 continents, employer plusieurs milliers de salariés et cultiver au travers d’un slogan "Human link" (lien humain) humilité, simplicité et générosité. L’exemple de Bernard Streit qui fut jusqu’en 2017 PDG du groupe Delfingen dont le siège social est ancré dans le territoire comtois d’Anteuil, en est la démonstration.

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Le siège social et le berceau de Delfingen à Anteuil à côté de Clerval

La saga de la famille Streit remonte au début du XXème siècle dans le village de Radelfingen dans le canton suisse de Berne. Dans ce pays des trois lacs, la vie est difficile au début du XXème siècle. En 1915, Christian Streit émigre et s’installe à la ferme de la Verrière, à côté de Clerval. En pleine guerre mondiale, l’accueil d’une famille sans le sou et ne parlant qu’allemand n’est pas aisé. « Vendre de l’herbe à un boche »…, les villageois ont mis du temps à accepter ces « suisses alémaniques ». Comme des sillons dans la terre difficile du Doubs, Christian Streit plante déjà les graines d’une saga industrielle comtoise. Dans les années 30, ses enfants Otto et Emile vont se prendre au jeu de l’industrie et commencer par construire du matériel agricole. La rencontre avec le marquis Léonel de Moustier sera prédominante. Léonel Moustier, à la tradition royaliste bien ancrée (ses aïeux avaient voté contre la mort de Louis XVI) fut également  une figure légendaire de la résistance (il faisait partie des parlementaires ayant voté contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en 1940). En 1945, pendant qu’Otto Streit va produire des milliers de tonnes de brides métalliques à Clerval, son frère Emile (le père de Bernard Streit) va s’initier, sur les conseils de la famille de Moustier, au travail du plastique. Ce qui deviendra Plastival travaille dès 1953 l’extrusion thermo plastique a pris son essor grâce à Emile Streit.

Ni l’un, ni l’autre n’ont été à l’école mais avaient un sens inné de l’innovation et un instinct pour les affaires. Dans la saga de la famille Streit, leur moteur a été également, souligne Bernard Streit, leur histoire d’immigrés. La réussite de cette dynastie d’industriels se trouve aussi « dans la revanche sur le mépris et la méchanceté gratuite ». Ils ont forgé leur réussite sur leur mérite, leur travail acharné et l’immense respect qu’ils ont envers les autres. En ce sens, Bernard Streit est l’archétype du capitalisme réel, celui tourné vers la générosité, celui surtout de l’économie réelle.

Faut-il oublier le PIB ?

Depuis une trentaine d’années, l’humanisme des entrepreneurs n’est plus un indicateur de création de richesse. Le PIB a perdu tout son sens.

A la sortie de la « grande dépression » le Congrès américain crée une comptabilité publique et invente le produit intérieur brut (PIB) initialement pour mesurer les effets de la crise de 1929 sur l’économie américaine. A l’époque, 90% des produits consommés aux Etats-Unis étaient produits localement ! Lors de la conférence de Bretton Woods en 1944, le PIB devient le principal indicateur pour mesurer l’économie d’un pays. A sa mise en place, la création de richesse et la croissance d’un pays reposaient essentiellement sur les acteurs « réels » de l’économie d’un pays : ménages, entreprises et administrations publiques. L’interdépendance de l’économie mondialisée, l’importance de la sphère financière rend, selon de nombreux économistes, l’indicateur obsolète. On y mélange aussi bien le coût des dépenses de santé ou d’accidents, la valeur estimée du « travail au noir » tout en excluant les activités non marchandes et non rémunératrices. Les partisans d’une économie plus frugale contestent également un indice qui ne prend pas en compte la consommation du patrimoine naturel. Enfin, et pour revenir à la saga Streit, le PIB n’estime pas la valeur de richesse créée par une entreprise qui place l’humain au cœur de ses stratégies mondiales. Le PIB est donc à la merci de la fluctuation quotidienne des marchés financiers, bien loin de la notion humaniste du capitalisme réel.

La mondialisation a des effets pervers sur les économies des pays. Les Etats-Unis ont relancé leur consommation en distribuant des chèques en monnaie de singe. Si la croissance était au rendez-vous, elle s’est faite au profit de la Chine, leur principal rival. La France n’est pas mieux lotie puisque nous importons 80% des produits de consommation courante (hors alimentaire). Le moteur de notre croissance tousse des déficits commerciaux gigantesques et le « quoi qu’il en coûte », s’il a sauvé de la faillite et de la précarité, a surtout fait la richesse de « l’empire du milieu ».

Les banques centrales étaient déjà dans le « quoi qu’il en coûte » depuis la crise de subprimes en 2008. Face au risque de chute de la croissance, elles baissent les taux d’intérêt et injectent de l’argent « gratuit » dans la sphère financière et pas dans l’économie réelle.

L’une des règles économiques veut qu’un pays ne peut s’enrichir qu’en exportant, donc en disposant d’un outil industriel important. En Allemagne, la part de l’industrie est de 26% dans le PIB. Elle est de seulement 11% en France. Un outil industriel performant est aussi innovant. 80% des brevets sont issus de l’industrie. Les incantations sur la réindustrialisation de la France ne suffisent pas. La Franche-Comté et notamment le Doubs, prouvent au quotidien que l’industrie ça marche !

Quelles solutions pour relancer l’industrie en France 

Depuis une vingtaine d’années, les discours se suivent et se ressemblent sans qu’il y ait le moindre début d’une solution pérenne. Contrairement à la légende des startups qui se développent dans le garage familial, l’activité industrielle demande des investissements lourds sur une période longue. On a vu plus haut que les marchés financiers recherchent une rentabilité à court terme et ne s’intéressent que modérément aux PME et ETI. L’augmentation des fonds propres des PME et PMI est impérative. Elle pourrait passer par la défiscalisation partielle ou totale des bénéfices dès lors qu’ils sont réinvestis en fonds propres ou encore par la généralisation des amortissements accélérés. Et l’un des handicaps majeurs réside enfin dans la fiscalité de la transmission d’entreprises familiales. Confiscatoire, cette fiscalité est l’une des causes de l’absence du nombre d’ETI (Entreprises de Taille Intermédiaire) en France.

La relance, basée sur la consommation, améliore à court terme les recettes fiscales. Seules la production et l’exportation enrichissent réellement un pays.

Prendre le temps de s’intéresser à l’autre

C’est un mantra chez Bernard Streit, le patron de Delfingen à Anteuil. Il veut tout savoir de ses interlocuteurs, non par curiosité malsaine, simplement pour s’y intéresser. Quand il a créé en 2018 l’association « Action Philippe Streit » pour « faire de chaque personne en situation de handicap, un contribuable », c’est bien la volonté d’accompagner les accidentés de la vie, les personnes différentes, non pas à un accompagnement social mais de leur donner la fierté de participer à un projet commun, loin des stéréotypes de l’aide sociale.

« S’intéresser aux autres » n’est-il pas la finalité d’une entreprise ? En Franche-Comté, nombre d’entrepreneurs ont leur histoire industrielle chevillée au corps. Ils savent d’où ils viennent, ils savent ce qu’ils doivent à leurs collaborateurs, ce qu’ils doivent à leur région, des montagnes jurassiennes aux plateaux du Doubs en passant par les plaines de Haute-Saône. Pour revenir à l’économie réelle tournée vers les autres, il ne reste qu’à reprendre la fameuse tirade de Georges Pompidou, alors Premier Ministre du Général de Gaulle en 1966. Il avait lancé à un jeune chargé de mission de 34 ans (Jacques Chirac) :  » Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux ! Foutez-leur la paix ! Il faut libérer ce pays ! » Non seulement, les gouvernements successifs n’ont pas retenu la leçon ; ils ont au contraire pris son contrepied !

Yves Quemeneur